La salle est silencieuse. Les collégiens froncent le sourcil sur
le texte en latin. Un coup d'oeil à la fin de la version. Aïe !
Du Cicéron ! Quelle galère ! Les références
qui suivent : "De legibus" n'augurent rien de bon.
Du haut de l'estrade le prof, surnommé "Gaffiot", en
référence au célèbre auteur du dictionnaire
Latin-Français des années trente, savoure le spectacle :
sa classe de troisième est courbée sous le poids de l'effort
et le silence, pour une fois, est total. Seul un petit groupe paraît
plus intéressé par le spectacle de la place André
Rivoire à travers la fenêtre que par la version. Il hoche
la tête. Toujours les mêmes.
Tiens, un main se lève parmi le groupe des dilettantes. Une fille.
- Quoi donc ? interroge le prof.
- M'sieur, on a chaud, on peut ouvrir la fenêtre ?
Gaffiot sursaute, tellement la demande lui paraît incongrue. Le
printemps, en cette année 64, tarde à venir, et le chauffage
est coupé.
- Mais, enfin, il fait plutôt froid !
- Je vous assure, M'sieur, on a trop chaud !
La classe reprend en choeur. Dans le brouhaha, une voix off lance :
- Ouais, et en plus ça pue !
Éclat de rire général. Pour rétablir le calme
le prof fait un signe d'acquiescement.
La fille se dirige vers la fenêtre, l'ouvre largement, se penche
pour respirer, puis retourne à sa place après avoir refermé
à demi les deux battants.()
Rassuré de voir que le silence est revenu, Gaffiot se replonge
dans sa lecture.
- Ça caille !
Gaffiot frappe le bureau du plat de la main :
- Ça suffit, maintenant ! Vous ne savez pas ce que vous
voulez !
La fille se lève à nouveau, avec un haussement d'épaules,
se dirige vers la fenêtre et la ferme.
- Ça va comme ça ? dit-elle d'un ton excédé
à l'intention du frileux, puis se tournant vers le prof, avec un
sourire contrit :
- Excusez-moi, M'sieur...
L'incident est clos. Un coup d'oeil circulaire montre une ambiance studieuse.
Même les fumistes vers la fenêtre se sont mis au travail.
Une heure se passe sans aucun incident.()
Gaffiot s'est offert deux ou trois déambulations dans les travées,
sans oser toutefois jeter un coup d'oeil trop insistant sur l'avancée
de la traduction. Mais ce qu'il a entrevu ne lui laisse pas augurer d'un
brillant résultat. Il soupire. Sans doute lui faudra-t-il mettre
des notes négatives, à moins de baisser le tarif du contre-sens...()
Deux coups timides sont frappés à la porte. Le prof interrompt
son circuit et va ouvrir. Une fille. Très gênée, qui
murmure à voix basse :
- Excusez-moi, M'sieur, mais j'ai laissé ma trousse dans un
bureau, est-ce que je peux la récupérer ?
- Mais enfin, bougonne le prof sur le même ton, les élèves
sont en composition, vous ne pouvez pas...
- J'en ai juste pour une minute, M'sieur, je ne dérangerai
pas.
Et, sans attendre, elle entre, se dirige vers un bureau sous la fenêtre.
Elle pose son cartable par terre pour plonger la main sous le bureau,
extrait la trousse en question, puis repart discrètement. ()
- Merci, M'sieur. Excusez-moi !
Ce fut le dernier incident. Le reste du temps se déroula sans autre
perturbation. Les élèves s'étaient mis à écrire
de manière intense, ()
demandant même quelques instants supplémentaires à
la fin de l'épreuve, afin de "mettre au propre" leur
traduction. Gaffiot fit alors une moisson de copies inhabituelle :
pas de copie blanche, pas de "trous" dans la traduction. Inespéré,
car le texte de Cicéron n'était pas évident à
traduire. Du coup, une fois rentré, il jeta un premier coup d'oeil
rapide. Étonnement : la plupart des copies comportaient la
traduction correcte, même dans les passages un peu critiques, mais
elles étaient émaillées çà et là
de fautes grossières.()
À croire qu'ils ne savaient même plus lire le dictionnaire !
Incompréhensible ! Soudain, une évidence se fit jour :
les élèves avaient la traduction ! Et les contre-sens
stupides n'étaient là que pour donner le change !
Mais alors, comment expliquer que ces garnements aient eu à l'avance
connaissance du texte ?
Il en perdait son latin...
(*) M. Mantrand
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Explications : en se penchant à la fenêtre
(à l'époque il n'y avait pas de barreaux), la fille a discrètement
laissé tomber une feuille de papier sur laquelle figurent les références
du texte de Cicéron...
Une complice a récupéré les références
et court vers la Bibliothèque Municipale, où se trouve la
traduction du texte.
Là, il faut faire vite : recopier la traduction
en plusieurs exemplaires grâce au papier-carbone...
...puis remonter au Collège, entrer dans la
classe où se tient le contrôle, et remplacer discrètement
dans le bureau la trousse-prétexte par le texte de la traduction...
Il ne reste plus qu'à faire circuler et recopier
le texte au plus vite !
En ajoutant çà et là (maladroitement...)
quelques erreurs pour "faire plus vrai"
Le prof ne sut jamais ce qui s'était passé
ce jour-là. Il se contenta d'annuler l'épreuve et de
la reporter à la semaine suivante, mais cette fois, avec une
surveillance renforcée qui ne laissa plus la moindre chance
à la pompe organisée...
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