BIOGRAPHIES

Michel ZÉVACO (1860 - 1918)

Extrait de l'ouvrage de Pierre Domeyne : "Un collège de Province"
Michel Zévaco débarque à Vienne, ce 15 juin 1880 pour prendre ses fonctions de "professeur de 5ème" au Collège Ponsard, début d'une courte carrière dans l'enseignement...

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On peut sans peine imaginer ce que furent les débuts de ce jeune étudiant qui n'a aucune formation, aucune expérience de l’enseignement et à qui on confie donc un remplacement en cinquième avec la lourde tâche suivante : versions latines et grecques, thème latin, français, lecture, récitation et histoire-géographie. Il n’a par bonheur qu’une quinzaine d’élèves et tout porte à croire qu’il a de bonnes relations avec les Rigollier, Janin, Bégot, Chapuis, Bonnard et tous les fils des bonnes familles viennoises cités dans le palmarès.
Il est probable qu’il a vite compris que le "système" exploite de jeunes étudiants comme lui. Dix ans plus tard, il parlera du "pionificat" — "suprême ressource contre la faim".
Malgré tout, comme le dira le journaliste Jules Bois, il exercera cette profession "de tout cœur".., sans trop se soucier de mettre en pratique les nouvelles instructions du ministère de Jules Ferry, d’autant que le Collège de Vienne était resté assez traditionaliste si l’on en juge par les discours des distributions de prix de cette époque. Ces instructions recommandent aux professeurs de ne plus miser trop sur la mémoire et plutôt "d’exercer l’intelligence"... Le latin, sans cesse critiqué depuis deux siècles mais toujours régnant, est au banc des accusés il faut enfin (!) "expliquer et comprendre et non plus seulement apprendre par cœur".
1880 verra disparaître la sacro-sainte "composition latine" au baccalauréat. Le français aussi profite de la réforme : on recommande d’éviter "l’abus des matières dictées qui favorisent les amplifications stériles" et d’habituer les élèves à trouver "les principales idées de leurs compositions". C’est la victoire de la "méthode expérimentale" qu’on résume par la formule célèbre de Jules Ferry "La leçon de choses à la base de tout".
Le jeune Zévaco, entouré de collègues vieillissants et désabusés, ignorant tout des programmes jusqu’à son entrée au collège de Vienne, s’est-il efforcé de suivre ces recommandations ? Rien n’est moins sûr, en tout cas ce coup d’essai se soldera par un échec : le 27 avril 1781, une note du recteur le juge sévèrement : "Pas assez de soin pour préparer les classes ni pour corriger les devoirs,.. N’obtient pas assez de travail".
En réalité, Zévaco a la tête ailleurs il commence à écrire des textes qu’il envoie à des journaux et revues parisiennes et surtout il fréquente les cercles libertaires qui se réunissent dans le quartier ouvrier de la Gère, centre de l’industrie textile qui se développe de plus en plus, et notamment le cercle des "Indignés" avec Salva et Genet. C’est là qu’il fera la connaissance de Pierre Martin, le célèbre ‘Bossu" de Vienne qui participa aux congrès anarchiste de Vevey, aux côtés d’Elisée Reclus et de Londres avec Louise Michel et peut-être aussi de Lucien Pemjean, qui le conduiront plus tard à écrire régulièrement dans le quotidien anarchiste "L’Égalité". La forte concentration ouvrière (douze mille ouvriers sur vingt-quatre mille cinq cents habitants) favorise le développement du mouvement ouvrier : sociétés de secours mutuel et coopératives de consommation voient le jour. En 1871, l’Association internationale des travailleurs compte cinq cents adhérents et... en 1879, trois mille tisseurs se sont mis en grève pendant cinq mois pour protester contre de nouveaux tarifs. Au collège même il était de tradition que se réunissent des membres du Cercle blanquiste depuis la fin de la 2ème République.
Tous ces faits ont été rapportés par Alexandre Zevaes, député de l'Isère, grand avocat et militant d’extrême gauche, qui a évoqué son amitié et son admiration pour Zévaco au point de lui devoir son pseudonyme, contraction de Zévaco et Vallès... tout un programme.

Cette activité "privée" attire à Zévaco la méfiance de ses collègues et de l’administration. N’y aurait-il pas quelque risque à garder un tel loup dans la bergerie et à voir, un jour, flotter le drapeau noir au clocheton du collège?
En plus notre homme a le cœur occupé par une certaine dame Boulvray, épouse du sieur Boulvray, conseiller municipal et teinturier-dégraisseur, rue Clémentine. Le 2 septembre 1881, celui-ci écrit au nouveau principal, M. Poitout, pour dénoncer Michel Zévaco, coupable d’avoir "enlevé sa femme"...
L’affaire éclate au grand jour et les buveurs d’absinthe s’en donnent à cœur joie dans les quelque cent cinquante cafés que compte Vienne à cette époque. Zévaco, c’est zéro ! Les salons bourgeois sont eux aussi ravis de l’aubaine : Saint Charles et Robin, c’est autrement plus sérieux... Le maire, Edouard Girerd, est saisi, et, quelques jours après, le recteur demande au ministre la révocation du coupable. On apprend dans cette lettre que "l’affaire fait le plus grand tort à l’université, d’autant que Vienne a un établissement libre ecclésiastique florissant et parfaitement installé" (il faut lire Saint-Charles). D’autre part il y est indiqué que "le professeur Zévaco a écrit à Lyon à l’Académie pour demander son changement, donnant pour adresse celle de son père, tailleur à Privas".
A la même date, une lettre signée d’un certain Maisonnat et légalisée par le maire de Vienne est adressée au "directeur du bureau des renseignements, au ministère", pour demander si Zévaco a repris du service C’est dire si l’on s acharne sur lui... Deux ans plus tard, en avril 1883, le maire s’inquiètera toujours de savoir s’il fait partie du personnel et quelle est sa résidence.
Au lendemain du scandale, on sait que Zévaco et sa dulcinée se sont enfuis à Lyon, mais on perd ensuite leur trace.
"Quand on veut noyer son chien...". Il est fort probable que l’affaire Boulvray fut un prétexte à Vienne pour se débarrasser de ce personnage indépendant, frondeur, rétif à toute discipline..., à l'image de ce Pardaillan, héros de feuilleton populaire, qui naîtra de son imagination bien des années plus tard. Marcel Sembat estimera, quant à lui, que Zévaco avait surtout démissionné en raison de l’hostilité du recteur. Jules Bois et Séverine racontent à ce propos que, devenu libre-penseur et anarchiste, Zévaco est à Paris pour "engueuler" Ferry. Il force les portes du ministère, s’assied malgré les huissiers sous le nez du Tonkinois et lui jette sa démission de l’université à la face.
De ce court passage dans l’enseignement, Zévaco gardera un souvenir amer, quelles que soient les raisons exactes de Sa démission. On le retrouvera dix ans plus tard dans un article de "L’Egalité", en décembre 1890, où il propose, de façon sarcastique, la création d’un "Syndicat des bacheliers" destiné à ce "nouveau prolétariat" des diplômés de l’université. Texte d’une remarquable actualité où Zévaco évoque ces parias "désarmés, alourdis plutôt que protégés par l’inutile bagage des études classiques, effarés devant les énormes difficultés qu’il faut surmonter pour obtenir un emploi à 100 F par mois". On est bien près de nos actuels "maîtres auxiliaires" et bien loin, on le voit, de ces fameux "hussards noirs" de la 3ème République qui, frais émoulus des Ecoles normales, formeront la France laïque.
Sans cet épisode viennois qui l’éloignera à jamais de l’enseignement, Zévaco serait-il devenu cet "auteur de génie" célébré par Sartre (cf. "Les mots") qui lisait le feuilleton de "Pardaillan" tous les matins dans le journal, vers 1910, et qui dira de lui, plus tard, que sous l’influence de Victor Hugo, il a "inventé le roman de cape et d’épée républicain" ?

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