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On peut sans peine imaginer ce que furent les débuts de ce jeune
étudiant qui n'a aucune formation, aucune expérience de
lenseignement et à qui on confie donc un remplacement en
cinquième avec la lourde tâche suivante : versions latines
et grecques, thème latin, français, lecture, récitation
et histoire-géographie. Il na par bonheur quune quinzaine
délèves et tout porte à croire quil a
de bonnes relations avec les Rigollier, Janin, Bégot, Chapuis,
Bonnard et tous les fils des bonnes familles viennoises cités dans
le palmarès.
Il est probable quil a vite compris que le "système"
exploite de jeunes étudiants comme lui. Dix ans plus tard, il parlera
du "pionificat" "suprême ressource contre
la faim".
Malgré tout, comme le dira le journaliste Jules Bois, il exercera
cette profession "de tout cur".., sans trop se soucier
de mettre en pratique les nouvelles instructions du ministère de
Jules Ferry, dautant que le Collège de Vienne était
resté assez traditionaliste si lon en juge par les discours
des distributions de prix de cette époque. Ces instructions recommandent
aux professeurs de ne plus miser trop sur la mémoire et plutôt
"dexercer lintelligence"... Le latin, sans cesse
critiqué depuis deux siècles mais toujours régnant,
est au banc des accusés il faut enfin (!) "expliquer et comprendre
et non plus seulement apprendre par cur".
1880 verra disparaître la sacro-sainte "composition latine"
au baccalauréat. Le français aussi profite de la réforme :
on recommande déviter "labus des matières
dictées qui favorisent les amplifications stériles"
et dhabituer les élèves à trouver "les
principales idées de leurs compositions". Cest la victoire
de la "méthode expérimentale" quon résume
par la formule célèbre de Jules Ferry "La leçon
de choses à la base de tout".
Le jeune Zévaco, entouré de collègues vieillissants
et désabusés, ignorant tout des programmes jusquà
son entrée au collège de Vienne, sest-il efforcé
de suivre ces recommandations ? Rien nest moins sûr, en tout
cas ce coup dessai se soldera par un échec : le 27 avril
1781, une note du recteur le juge sévèrement : "Pas
assez de soin pour préparer les classes ni pour corriger les devoirs,..
Nobtient pas assez de travail".
En réalité, Zévaco a la tête ailleurs il commence
à écrire des textes quil envoie à des journaux
et revues parisiennes et surtout il fréquente les cercles libertaires
qui se réunissent dans le quartier ouvrier de la Gère, centre
de lindustrie textile qui se développe de plus en plus, et
notamment le cercle des "Indignés" avec Salva et Genet.
Cest là quil fera la connaissance de Pierre Martin,
le célèbre Bossu" de Vienne qui participa aux
congrès anarchiste de Vevey, aux côtés dElisée
Reclus et de Londres avec Louise Michel et peut-être aussi de Lucien
Pemjean, qui le conduiront plus tard à écrire régulièrement
dans le quotidien anarchiste "LÉgalité".
La forte concentration ouvrière (douze mille ouvriers sur vingt-quatre
mille cinq cents habitants) favorise le développement du mouvement
ouvrier : sociétés de secours mutuel et coopératives
de consommation voient le jour. En 1871, lAssociation internationale
des travailleurs compte cinq cents adhérents et... en 1879, trois
mille tisseurs se sont mis en grève pendant cinq mois pour protester
contre de nouveaux tarifs. Au collège même il était
de tradition que se réunissent des membres du Cercle blanquiste
depuis la fin de la 2ème République.
Tous ces faits ont été rapportés par Alexandre Zevaes,
député de l'Isère, grand avocat et militant dextrême
gauche, qui a évoqué son amitié et son admiration
pour Zévaco au point de lui devoir son pseudonyme, contraction
de Zévaco et Vallès... tout un programme.
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Cette activité "privée" attire à Zévaco
la méfiance de ses collègues et de ladministration.
Ny aurait-il pas quelque risque à garder un tel loup dans
la bergerie et à voir, un jour, flotter le drapeau noir au clocheton
du collège?
En plus notre homme a le cœur occupé par une certaine dame Boulvray,
épouse du sieur Boulvray, conseiller municipal et teinturier-dégraisseur,
rue Clémentine. Le 2 septembre 1881, celui-ci écrit au nouveau
principal, M. Poitout, pour dénoncer Michel Zévaco, coupable davoir
"enlevé sa femme"...
Laffaire éclate au grand jour et les buveurs dabsinthe
sen donnent à cœur joie dans les quelque cent cinquante
cafés que compte Vienne à cette époque. Zévaco, cest
zéro ! Les salons bourgeois sont eux aussi ravis de laubaine :
Saint Charles et Robin, cest autrement plus sérieux... Le
maire, Edouard Girerd, est saisi, et, quelques jours après, le
recteur demande au ministre la révocation du coupable. On apprend
dans cette lettre que "laffaire fait le plus grand tort à
luniversité, dautant que Vienne a un établissement
libre ecclésiastique florissant et parfaitement installé"
(il faut lire Saint-Charles). Dautre part il y est indiqué
que "le professeur Zévaco a écrit à Lyon à lAcadémie
pour demander son changement, donnant pour adresse celle de son père,
tailleur à Privas".
A la même date, une lettre signée dun certain Maisonnat
et légalisée par le maire de Vienne est adressée
au "directeur du bureau des renseignements, au ministère",
pour demander si Zévaco a repris du service Cest dire si lon
s acharne sur lui... Deux ans plus tard, en avril 1883, le maire sinquiètera
toujours de savoir sil fait partie du personnel et quelle est sa
résidence.
Au lendemain du scandale, on sait que Zévaco et sa dulcinée se
sont enfuis à Lyon, mais on perd ensuite leur trace.
"Quand on veut noyer son chien...". Il est fort probable que
laffaire Boulvray fut un prétexte à Vienne pour se
débarrasser de ce personnage indépendant, frondeur, rétif
à toute discipline..., à l'image de ce Pardaillan, héros
de feuilleton populaire, qui naîtra de son imagination bien des
années plus tard. Marcel Sembat estimera, quant à lui, que
Zévaco avait surtout démissionné en raison de lhostilité
du recteur. Jules Bois et Séverine racontent à ce propos
que, devenu libre-penseur et anarchiste, Zévaco est à Paris
pour "engueuler" Ferry. Il force les portes du ministère,
sassied malgré les huissiers sous le nez du Tonkinois et
lui jette sa démission de luniversité à la
face.
De ce court passage dans lenseignement, Zévaco gardera un
souvenir amer, quelles que soient les raisons exactes de Sa démission.
On le retrouvera dix ans plus tard dans un article de "LEgalité",
en décembre 1890, où il propose, de façon sarcastique,
la création dun "Syndicat des bacheliers" destiné
à ce "nouveau prolétariat" des diplômés
de luniversité. Texte dune remarquable actualité
où Zévaco évoque ces parias "désarmés,
alourdis plutôt que protégés par linutile bagage
des études classiques, effarés devant les énormes
difficultés quil faut surmonter pour obtenir un emploi à
100 F par mois". On est bien près de nos actuels "maîtres
auxiliaires" et bien loin, on le voit, de ces fameux "hussards
noirs" de la 3ème République qui, frais émoulus
des Ecoles normales, formeront la France laïque.
Sans cet épisode viennois qui léloignera à
jamais de lenseignement, Zévaco serait-il devenu cet "auteur
de génie" célébré par Sartre (cf. "Les
mots") qui lisait le feuilleton de "Pardaillan" tous les
matins dans le journal, vers 1910, et qui dira de lui, plus tard, que
sous linfluence de Victor Hugo, il a "inventé le roman
de cape et dépée républicain" ?
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Michel ZÉVACO (1860 - 1918)
Extrait de l'ouvrage de Pierre Domeyne : "Un collège de Province"